Arménie-Turquie: quel avenir?
Info Collectif VAN - www.collectifvan.org - L'association MEMORIAL 98 combat le racisme, l’antisémitisme et le négationnisme. Elle anime un site qui est l'expression de ce combat contre tous les négationnismes (Arménie, Rwanda, Shoah...) et apporte régulièrement son soutien au Collectif VAN lors de la Journée Annuelle de Sensibilisation aux Génocides et à leur Déni que ce dernier organise depuis 2005, sur le Parvis de Notre-Dame de Paris. Dans le cadre des préoccupations communes qui lient les deux associations, le Collectif VAN a été sollicité pour commenter l'actualité arméno-turque sur le blog de nos amis de MEMORIAL 98 et nous les en remercions.
Légende photo : Carte des déportations des populations arméniennes de Turquie. En rouge, Césarée, actuelle Kayseri en Turquie, où le Président arménien Sarksyan devait initialement se rendre le 14 octobre 2009, pour assister au match retour de la Coupe du Monde de Football qui oppose les équipes des deux pays. Devant les menaces des nationalistes turcs, le match a été déplacé à Bursa.
Carte extraite du livre de Jean-Marie Carzou "Un génocide exemplaire, Arménie 1915" - Réédité chez Calmann Lévy (2006) - Précédente édition : Flammarion - Paris 1975.
Jeudi 24 septembre 2009
Copie de l'article en ligne sur le site de MEMORIAL 98 :
Répondant à notre sollicitation, nos amis du Collectif VAN [Vigilance Arménienne contre le Négationnisme] ont élaboré le texte ci-dessous que nous publions avec nos remerciements.
MEMORIAL 98
Jeudi 24 septembre 2009
Arménie/Turquie : le génocide, objet de marchandage ?
La République d’Arménie et la République de Turquie ont rendu publics le 31 août 2009, deux protocoles d’accord, portant sur l’établissement et le développement de relations diplomatiques entre elles. A priori, il y aurait tout lieu de se réjouir. Mais qu'en est-il en réalité ?
Les protocoles annoncés doivent encore faire l'objet d'un examen parlementaire dans les deux pays et être ratifiés au niveau national de part et d'autre avant le 13 octobre. S'ils entraient en vigueur, la volonté affichée de la Turquie, d'établir et de développer des relations diplomatiques avec l'Arménie, traduirait un changement majeur dans la politique d'Ankara à l'égard d'Erevan : la Turquie serait donc prête à mettre fin au blocus illégal qu'elle exerce à l'encontre de l'Arménie depuis 1993.
De même, en choisissant de « protéger les droits de l'homme et les libertés fondamentales », la Turquie, devrait, en toute logique, abroger l'article 301 du Code Pénal turc qui a permis de poursuivre nombre de citoyens turcs, intellectuels, artistes et journalistes, pour avoir évoqué le génocide arménien.
Invité fantôme des 2 protocoles, le génocide arménien, jamais nommé, est l'un des enjeux majeurs de ces accords.
Le génocide oublié
En 1915, un million et demi d'Arméniens, hommes, femmes, enfants, citoyens chrétiens de l'Empire ottoman, ont été exterminés sur ordre du gouvernement Jeune-Turc. Mais, pour ce qu'on appelle communément le « premier génocide du XXème siècle », nuls dédommagements, ni réparations : bien au contraire la Turquie pratique, depuis 94 ans, un implacable négationnisme d'Etat, socle de son identité et de son nationalisme.
Situées en Turquie, les 9/10ème des terres historiques arméniennes ont été vidées de leur population autochtone; plus de 2000 églises et monastères ont été laissés à l'abandon, rasés ou transformés en mosquées. Les rescapés et leurs descendants, dispersés aux quatre coins du monde, ont fondé la diaspora, porteuse de la mémoire douloureuse du génocide et du combat pour sa reconnaissance, tandis que l'Arménie actuelle, située à la frontière Est de la Turquie, est restée muselée sous le joug soviétique de 1921 à 1991.
De quelle confiance parle-t-on ?
Les termes sibyllins de l'accord arméno-turc interpellent. En effet, la Turquie et l'Arménie conviennent, entre autres points :
• de « mettre en oeuvre dialogue de portée historique dans le but de rétablir la confiance mutuelle entre les deux nations.
• d'entreprendre « un examen scientifique impartial des dossiers et des archives historiques afin de définir les problèmes existants et de formuler des recommandations » ;
• « de la création d’une Commission intergouvernementale bilatérale qui doit comporter des sous-commissions distinctes pour la mise en oeuvre rapide des engagements mentionnés » dans les protocoles.
Les deux pays indiquent même que « Si nécessaire, des experts internationaux pourront participer aux sous-commissions. » et précisent plus loin « des experts Arméniens, Turcs, mais aussi Suisses et d’autres experts internationaux pourront s’associer ».
À ce stade, une première question se pose : peut-on 'rétablir’ une confiance qui n'a jamais existé auparavant ?[1]
Et ce lorsque l’on sait que, dès le 17 septembre, soit à peine 2 semaines après la signature des protocoles, le Premier ministre turc Erdogan est déjà revenu sur les termes des accords signés, en subordonnant l'ouverture de la frontière avec l'Arménie, à la résolution du conflit du Haut-Karabagh. Pourquoi la diplomatie turque se priverait-elle de ses moyens de pressions habituels ?
Il y a, de toutes les façons, fort à parier que ce serait la petite Arménie, plutôt que la puissante Turquie, qui serait critiquée de ne pas avoir ratifié des protocoles qui l’obligent – sans contrepartie – à toutes les capitulations.
Il suffit malheureusement de s’en référer au cas de Chypre, accusée unanimement de rejeter l'inacceptable plan Annan, pour s’en convaincre.
Un négationnisme d’Etat
S'il est souhaitable que des pays voisins entretiennent des relations pacifiées, un génocide ne peut être ramené à une simple question bilatérale entre l'Etat héritier des bourreaux et celui des victimes, ou du moins d'une partie des victimes car l'essentiel des descendants des rescapés vit, en fait, en diaspora et non en Arménie.
L'étude d'un génocide fait appel à des questions d'éthique, de justice, de morale : un génocide, quel qu'il soit, concerne l'humanité tout entière.
Et comment confier des recherches historiques à un Etat qui pratique un négationnisme offensif ? Envisagerait-on de laisser l’étude de la Shoah à un Ahmadinejad qui déclare ces jours-ci : "Si l'Holocauste a été un événement réel, pourquoi ne permettent-ils pas des recherches pour éclaircir les faits ?" ?
Par ailleurs, le génocide arménien a déjà été très largement étudié et documenté : il est reconnu dans le monde entier par des organisations internationales, des Etats, la communauté scientifique et même une partie émergente de la société civile turque.
Positivons : la mise en place de cette sous-commission historique a peut-être pour but de faire doucement admettre au peuple turc, élevé dans le déni depuis cinq générations, qu’il y a bien eu un génocide ?
Soit. Mais rien dans la politique récente de l'Etat turc ne vient corroborer cette hypothèse.
Ne serait-ce qu'en 2008 et 2009, les élèves de toutes les écoles primaires de Turquie ont été obligés de visionner en classe un DVD anti-arménien, raciste, haineux et négationniste, distribué par le Ministère turc de l'Education.
Les étudiants turcs engagés dans le programme européens Erasmus, les guides touristiques turcs, les Turcs de l'étranger revenus au pays pour effectuer un stage payant en lieu et place du service militaire, ont tous dû assister à des « sessions de formation » pour mieux apprendre à contester le génocide arménien, lors des discussions qu'ils seraient amenés à avoir dans leur pays d'accueil ou avec des touristes.
Dans le même esprit, l'Etat turc [2] fait traîner en longueur le procès des assassins de Hrant Dink, journaliste arménien de Turquie, abattu à Istanbul le 19 janvier 2007. La diplomatie turque déploie une énergie frénétique et des millions de dollars, pour empêcher la reconnaissance officielle du génocide arménien aux Etats-Unis et dans le monde entier ; à coup de pressions, corruptions, mensonges, chantages, elle influe sur des Etats tiers pour empêcher le vote de lois pénalisant le négationnisme.
Les représentations consulaires turques encouragent les manifestations négationnistes violentes des ultranationalistes « Loups-Gris » en Europe et aux USA. La Turquie, alliée de l’Azerbaïdjan, menace régulièrement l'Arménie, pour son soutien à la volonté d'autodétermination des Arméniens du Haut-Karabagh [3].
Autre signe inquiétant : Ankara finance, dans les universités du monde entier, des chaires négationnistes, d'où seront - peut-être - issus les fameux « experts internationaux » chargés de « l'examen scientifique impartial des dossiers et des archives historiques »...
Comment ne pas penser à ce qu'écrivait l’historien Pierre Vidal-Naquet : « Les Turcs […] offrent l'exemple même d'une historiographie de la dénégation. Mettons-nous à la place des minorités arméniennes un peu partout dans le monde.
Imaginons Faurisson ministre, Faurisson général, Faurisson ambassadeur, Faurisson membre influent des Nations unies, Faurisson répondant dans la presse chaque fois qu'il est question du génocide des Juifs, bref un Faurisson d'État doublé d'un Faurisson international ».[4]
Va-t-on désormais ajouter : « Un Faurisson, membre de la Commission intergouvernementale bilatérale » ?
La marge de manoeuvre de l'Arménie
Alors pourquoi l'Arménie se prête-t-elle à ce qui pourrait être un jeu de dupes ? L'Arménie prendrait-elle le risque de mettre un coup de frein à la dynamique des reconnaissances du génocide arménien obtenues par la diaspora malgré les difficultés ?
Un fait est certain : elle a été amenée à signer – sous les pressions russe, américaine et européenne – ces protocoles par lesquels – s'ils étaient ratifiés - elle entérinerait les frontières délimitées par la Turquie et l'URSS en 1921, en abandonnant toute idée de réparations territoriales basées sur le seul traité qu'elle avait signé en tant qu’Etat indépendant en 1920, celui de Sèvres.
On est en tout cas bien loin de la déclaration d'indépendance de l'Arménie du 23 Août 1990, par laquelle l'Arménie se séparait de l'Union Soviétique et dont l'Article 11 stipulait : « La République d'Arménie tient à soutenir le devoir de réalisation de reconnaissance internationale du génocide arménien en 1915 en Turquie ottomane et en Arménie de l'Ouest ».[5]
Impossible néanmoins de s'interroger sur la position de l'Arménie sans avoir en mémoire le contexte récent de ce pays enclavé et pauvre.[6] Pour autant, s'il n'appartient pas à la diaspora de donner des leçons à une Arménie cherchant à assurer sa viabilité économique, géopolitique, militaire, énergétique[7], il lui est vital de faire entendre son point de vue.
Les Arméniens de la diaspora ne se résoudront pas à voir le génocide arménien et ses nécessaires réparations, réduits à un simple différend arméno-turc, objets de marchandage ou de coups de bluff entre deux Etats, avec la tacite approbation des grandes puissances.
Le négationnisme, exporté par la Turquie et auquel les descendants des rescapés sont confrontés, dans l'espace politique, dans la sphère économique, sur internet, dans les médias, chez les universitaires, dans la rue, nourrit à juste raison leur inquiétude. Ils sont voués à continuer ce combat, car le négationnisme de l'Etat turc, "c'est le double-meurtre" comme l'a si bien analysé Elie Wiesel [8].
Enfin, sur le plan moral et politique, s’impose une dérangeante réalité : en traitant avec autant de légèreté le génocide des Arméniens et les effets qu’il a entraînés, l'Arménie enterre ipso facto le génocide des Assyro-chaldéens-syriaques, exterminés en Turquie en même temps et dans les mêmes conditions que les Arméniens. La diaspora assyro-chaldéenne-syriaque ne dispose quant à elle d’aucun Etat, même faible ou enclavé, pouvant défendre sa mémoire et ses intérêts…
L'espoir venu d'ailleurs
Paradoxalement, c'est de Turquie que peut venir l'espoir que les protocoles Arménie/Turquie ne soient pas le prétexte à un enterrement de première classe pour la reconnaissance du génocide arménien et ses réparations.
Après plus de 90 ans de silence et de mensonges étatiques, de courageux intellectuels turcs, des militants des droits de l'homme commencent, malgré les risques, à briser le tabou du génocide arménien et à en faire un sujet de discussion dans la société civile turque. Plus encore, ils réclament que le gouvernement turc prenne ses responsabilités, reconnaisse les faits et envisage des réparations.
D'autres, moins sincères mais très médiatisés, ont pour but – comme le gouvernement turc – d'instaurer une fracture entre Arméniens de la diaspora qu’ils stigmatisent comme nationalistes parce que réclamant la reconnaissance d'un génocide et la République d'Arménie, plus encline, vu sa situation, à tempérer et négocier.
Il appartient à l'Union européenne et aux Etats-Unis de donner un message fort en soutenant l'intelligentsia turque qui s'engage clairement dans l'étude de son histoire falsifiée, et de demander à Ankara de mettre fin à son activité de propagande négationniste à l'intérieur de ses frontières comme à l'étranger. Ce faisant, les puissances occidentales favoriseraient la démocratisation de la Turquie dont profiteraient toutes ses minorités (kurde, alévie, arménienne, assyro-chaldéenne-syriaque, grecque, …) et au-delà les Turcs eux-mêmes. N'est-ce-pas là l'assurance d'une Europe élargie apaisée ?
Ces protocoles, qu'ils soient ou non ratifiés, posent finalement la question de la moralité en politique : les valeurs intangibles telle la reconnaissance d'un génocide, peuvent-elles faire l'objet d'un marchandage, d'un jeu de poker menteur, sans que l'humanité y perde son âme ? Et là, on est bien au-delà du simple débat sur la reconnaissance du génocide arménien et de la pénalisation de sa négation.
Issy-les-Moulineaux, le 24 septembre 2009
Collectif VAN [Vigilance Arménienne contre le Négationnisme]
BP 20083, 92133 Issy-les-Moulineaux - France
Boite vocale : 09 50 72 33 46 - Email: contact@collectifvan.org - http://www.collectifvan.org
[1] La formulation « rétablir la confiance » n'est pas innocente: elle fait appel au mythe de la supposée fraternité séculaire entre Turcs et Arméniens (ou Turcs et Grecs). C'est un leitmotiv récurrent de la propagande gouvernementale turque tendant à masquer le fait qu'il y eut – dans l'Empire ottoman - des oppresseurs (Turcs) et des opprimés, citoyens (Arméniens entre autres) de seconde zone.
[2] En l'occurrence, « l'Etat profond » regroupant les réseaux militaires, paramilitaires, mafieux et islamistes qui cherche à masquer son implication dans l'assassinat de Hrant Dink.
[3] Un projet d'invasion de l'Arménie avait même été mis sur pied en 1992/93 : seules les interventions russe et américaine avaient arrêté l'agression turque.
[4] Citation complète de Pierre Vidal-Naquet dans Les assassins de la mémoire paru au Seuil en 1995 : « De toutes les historiographies, la pire est évidemment l'historiographie d'État, et les États admettent rarement le fait d'avoir été criminels. Le cas le plus douloureux peut-être est, dans ce domaine, le cas de l'historiographie turque du génocide arménien de 1915. […] Les Turcs […] offrent l'exemple même d'une historiographie de la dénégation. Mettons-nous à la place des minorités arméniennes un peu partout dans le monde. Imaginons Faurisson ministre, Faurisson général, Faurisson ambassadeur, Faurisson membre influent des Nations unies, Faurisson répondant dans la presse chaque fois qu'il est question du génocide des Juifs, bref un Faurisson d'État doublé d'un Faurisson international et, avec tout cela, Talaat-Himmler jouissant depuis 1943 d'un mausolée solennel dans la capitale ».
[5] L'indépendance elle-même ne sera proclamée qu'à la suite du référendum du 21 septembre 1991.
[6]1988 : Un tremblement de terre ravage tout le Nord de l'Arménie et fait des dizaines de milliers de victimes ; la même année, l'Arménie accueille des dizaines de milliers de réfugiés arméniens d'Azerbaïdjan, fuyant les pogroms de Soumgaït et de Kirovabad. 1991 : la chute de l'URSS entraîne l'effondrement économique de la nouvelle république indépendante d'Arménie.
Via la République autonome arménienne du Haut-Karabagh, l'Arménie est en guerre contre l'Azerbaïdjan, avec pour conséquence jusqu'à ce jour, le blocus terrestre de la Turquie.
Le chômage et son corollaire l'émigration, le conflit russo-géorgien de l'été 2008 qui a privé l'Arménie de l'une de ses seules sources d'approvisionnement, les tensions actuelles avec la Géorgie concernant la province arménienne du Djavakh, tous ces éléments sont à prendre en compte dans l'analyse de la « capitulation sans conditions » de l'Arménie.
[7] Suite aux accords signés, le gazoduc Nabucco pourrait passer par le territoire arménien, alors que l'Azerbaïdjan et la Turquie manoeuvraient depuis des années pour écarter l'Arménie du tracé retenu.
[8] Last year, the Elie Wiesel Foundation for Humanity issued a letter condemning Armenian genocide denial that was signed by 53 Nobel laureates including Wiesel, the famous Holocaust survivor and political activist. Wiesel has repeatedly called Turkey's 90-year-old campaign to cover up the Armenian genocide a double killing, since it strives to kill the memory of the original atrocities.
Turkey Spends Millions to Cover Up Armenian Genocide
[9] Depuis avril 2005, le Collectif VAN organise chaque année sur le Parvis de Notre-Dame de Paris, une Journée de Sensibilisation aux génocides et à leur déni, avec le soutien de nombreuses associations françaises et étrangères des Droits de l’Homme, dont Mémorial 98 et pour la première fois en 2009, l’Arche, SOS Racisme et l’Association des Droits de l’Homme de Turquie (IHD).
1915/2009 : « Le négationnisme ne connaît pas la crise »