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lundi, mai 06, 2013

Colloque à Potsdam : redécouvrir Franz Werfel


Info Collectif VAN - www.collectifvan.org – Le Collectif VAN vous invite à lire la traduction de Georges Festa d'un article en anglais de Muriel Mirak-Weissbach publié sur le site The Armenian Mirror-Spectator, mise en ligne sur le site Armenian Trends - Mes Arménies le 6 mai 2013.

Légende photo : Franz Werfel (1890-1945)
© www.kbwn.de

Armenian Trends - Mes Arménies

lundi 6 mai 2013

Redécouvrir Franz Werfel : un colloque à Potsdam analyse la vie d’un défenseur courageux des droits de l’homme

par Muriel Mirak-Weissbach

The Armenian Mirror-Spectator, 18.03.2013

POTSDAM, Allemagne – Parmi les lectures obligées de la plupart des Arméniens figure le roman Les Quarante Jours de Musa Dagh, de Franz Werfel, connu ainsi surtout de ces mêmes Arméniens – sinon exclusivement – pour cet ouvrage monumental. Or, comme l’a montré un récent colloque, organisé à Potsdam du 10 au 12 mars dernier, la production littéraire de Werfel comprend un grand nombre d’autres œuvres significatives, abordant un large éventail de sujets. L’intitulé de ce colloque de trois jours, parrainé par la Maison Lepsius et le Centre Moïse Mendelssohn de Potsdam, donnait déjà une idée de l’étendue de son activité, qui a fait l’objet de vastes recherches : « Génocide et littérature : Franz Werfel d’un point de vue arméno-turco-germano-juif. » Au fil des conférences et de la table ronde conclusive, des intervenants venus d’Allemagne, de France, d’Autriche et des Etats-Unis ont éclairé d’un jour nouveau les multiples facettes de cette personnalité des plus complexe.

Peter Stephan Jungk, qui a écrit une biographie de Werfel, présenta l’auteur par un panorama sur sa vie et ses œuvres, précisant que ses recherches l’ont conduit à parcourir la première moitié du 20ème siècle. De fait, Werfel vécut personnellement la Première Guerre mondiale et souffrit des persécutions sous le régime nazi, avant la Seconde Guerre mondiale. Bien que né en 1890 à Prague de parents juifs, Franz ne reçut pas dans son enfance d’éducation religieuse formelle et s’éprit de culture chrétienne. Ce qui est dû au rapport étroit qu’il entretenait avec sa gouvernante, Barbara Simunkova, une catholique qui l’emmenait à la messe et lui apprenait des prières. Cette première exposition à deux cultures religieuses fut la source d’une thématique qui deviendra un leitmotiv dans sa pensée et ses œuvres. A 12 ans, fervent d’opéra et admirateur de Verdi (il écrira un Verdi : Roman der Oper [Verdi, le roman de l’opéra], publié en 1924) (1), Franz se mit à composer des vers à 16 ans et son premier recueil, publié en 1911, Der Weltfreund [L’Ami du monde], fut une réussite. D’autres œuvres de théâtre et de fiction suivirent, dont beaucoup furent couronnées de succès. Les Quarante Jours de Musa Dagh, qui parut en 1933, fut salué et considéré à juste titre comme prémonitoire au regard des Juifs d’Allemagne. Lorsqu’en mai 1933 son ouvrage fut brûlé, parmi d’autres, en public par les nazis, les persécutions contre Werfel commencèrent. Il dut fuir Vienne après l’invasion nazie de 1938, puis, lorsque les nazis entrèrent dans Paris, il s’enfuit de Zürich, via la France, vers les Etats-Unis, où il s’installa en Californie.

Qui était vraiment Franz Werfel ? Comme le précisa le professeur Hans Dieter Zimmermann, de Berlin, trois âmes coexistaient en lui – une âme allemande, tchèque et juive. Membre du célèbre cercle de Prague, avec Mad Brod, Franz Kafka et d’autres, Werfel était un Juif germanophone, comme la majorité de ses homologues intellectuels, mais ils n’étaient qu’une petite minorité en Tchécoslovaquie. Au plan politique, ils se tenaient à part des autres germanophones, les Allemands des Sudètes en Bohème, qui étaient pro-nazis. Contraint par les événements politiques à errer çà et là, Werfel se demandait souvent où se trouvait véritablement sa « patrie. »

Werfel avait aussi une âme chrétienne – plus précisément, comme le montra Olga Koller, chercheur à Vienne, une âme catholique. Dans ses œuvres, il « vécut entre deux religions » et « se sentait chez lui dans les deux. » Paulus unter den Juden : dramatische Legende [Paul parmi les Juifs : tragédie] (1926) et son roman Jeremias : Höret die Stimme [Jérémie : entendre la voix] (1937), qui abordent de hautes figures juives, coulent ainsi de la même plume qui écrivit Barbara oder die Frömmigkeit [Barbara ou la Piété] (1929) (2), Der Veruntreute Himmel [Le Voleur de ciel] (1939) (3), qui raconte l’histoire d’une femme en quête d’assurances à son entrée au Paradis, de même que Das Lied von Bernadette [Le Chant de Bernadette] (1941) (4), mettant en scène la jeune fille et ses visions à Lourdes. Si Martin Buber réagit à ses écrits d’inspiration chrétienne par des accusations de « trahison, » son épouse, Alma Mahler, fit pression sur lui pour qu’il renonçât au judaïsme.

Son engagement en faveur de la cause arménienne fut inébranlable. C’est lors de son second voyage au Moyen Orient, en 1930, qui le conduisit avec son épouse en Egypte, en Palestine, en Syrie et au Liban, qu’il fut confronté à cette question. A Damas, il découvrit des groupes d’enfants abandonnés, sales, affamés, dont les grands yeux sombres le hantèrent. S’enquérant de leur identité, il apprit qu’il s’agissait de survivants des Arméniens massacrés par les Turcs et que nul ne se souciait d’eux. Comme le professeur Andreas Meier, de Wuppertal, l’a rappelé, Werfel ne put chasser leur image de son esprit et l’idée du livre « se fit virulente. »

Les Werfel ne furent pas le seul couple d’écrivain à voyager dans la région à cette époque, nota A. Meier. Il y avait aussi Armin Wegner et sa femme. Il décidera de même d’écrire sur le génocide arménien. L’historique de la façon avec laquelle ces deux hommes traitèrent le sujet et de la polémique littéraire qui s’ensuivit, fut abordé par plusieurs intervenants, lors du colloque.

Le docteur Rolf Hosfeld, directeur de la Maison Lepsius, se focalisa sur les faits historiques qui ont présidé au roman de Werfel, identifiant les personnages dans la vie réelle qui ont inspiré les héros du roman : le prêtre Dikran Andréassian (Aram Tomassian) et Moses Der-Kaloustian (Gabriel Bagradian), ancien officier militaire, qui conduisit la résistance.

Dans son résumé du récit, R. Hosfeld distingua la réalité de la fiction : outre ces deux personnages historiques, le récit de la fuite vers la montagne est véridique, tout comme la description des trois attaques turques, les signaux appelant à l’aide, l’autel que bâtirent les résistants et l’incendie qui alerta le Guiche, un navire français, et mena à leur sauvetage. La rencontre dramatique entre le docteur Johannes Lepsius, humanitaire allemand, et Enver Pacha, ministre Jeune-Turc de la Guerre, correspond elle aussi à la réalité, telle qu’elle fut rapportée par Lepsius.

Le reste, comme l’a détaillé le professeur Martin Tamke, de Göttingen, est fictif. C’est là que réside la principale différence entre les approches adoptées par Wegner et Werfel. Lorsque Wegner lut dans un journal en 1933 que Werfel entamait une tournée pour présenter son nouveau livre, il fut choqué et accusa l’auteur de s’être approprié son matériau. Wegner, qui fut témoin du génocide arménien en tant que médecin dans l’armée allemande, enregistra les atrocités dans des photographies, et qui interviewa ensuite des survivants, allant à leur rencontre dans des camps, ne pouvait croire que Werfel ait pu écrire un tel livre sans avoir disposé de sa connaissance de première main. Dans leur correspondance sur cette polémique, Werfel exprime son respect pour l’expérience de Wegner comme témoin oculaire, mais ne peut reconnaître en lui une source. Il précise aussi qu’il a isolé un épisode particulier pour son roman, tandis que Wegner, dans son Journal, a compilé des matériaux pour un récit historique. Pour Werfel, nota M. Tamke, l’objectif n’était pas d’écrire un récit de témoin oculaire, mais de la poésie, une œuvre d’art.

Outre ses recherches sur cette saga de résistance, Werfel recourut aussi à sa connaissance approfondie de l’Eglise arménienne, mieux, de ses églises. Comme l’expliqua Hacik Gazer, professeur à l’université d’Erlangen, Werfel connaissait bien les églises et les cloîtres arméniens de Venise et de Vienne, ainsi que la documentation présente dans les archives des Pères Mékhitaristes, qui lui fournirent un matériau source précieux. 

Grâce à ses contacts avec l’historien d’art Josef Strzygowsky, il se documenta sur l’architecture religieuse arménienne. Fait significatif, ses références dans le roman ne se limitent pas à l’Eglise apostolique arménienne, mais incluent plusieurs figures issues des églises et des missionnaires protestants, témoignant ainsi d’une approche « œcuménique. » H. Gazer releva aussi que Lepsius, avant sa rencontre avec Enver Pacha, rencontra le Patriarche Zaven Ier Der Yéghiayan, et qu’un de ses personnages de fiction, Juliette (l’épouse de Bagradian) se convertit du catholicisme à l’Eglise arménienne.

Die vierzig Tage des Musa Dagh [Les Quarante Jours de Musa Dagh] font de l’histoire non seulement une œuvre d’art, mais aussi un message politique. Rubina Peroomian, professeur à Los Angeles et spécialiste de la littérature sur le génocide, cita les nombreuses occurrences où il fut honoré. Il y a cette nouvelle traduction anglaise, publiée par David R. Godine, qui restitue de manière achevée et précise l’original allemand. (5) Werfel fut célébré comme « quasiment un saint arménien » et un « héros national » avec son épouse à New York en 1935 par la communauté arménienne. A Toulon, en France, une plaque rend hommage aux marins qui portèrent secours aux Arméniens et cite le nom de Werfel. Les survivants de Musa Dagh et leurs descendants, bien que dispersés à travers le monde, ont une association, dont les membres se réunissent chaque année en septembre, afin de célébrer leur victoire. R. Peroomian relata aussi comment une traduction arménienne parut clandestinement en Arménie soviétique en 1935, inspirant dans les années 1960 des dissidents et un renouveau nationaliste. En 1988, à la faveur du changement politique, l’ouvrage fut republié. Une plaque commémorative, dédiée à Werfel, se trouve aujourd’hui au Mémorial du Génocide à Tsitsernakaberd, aux côtés de celles commémorant Lepsius, Wegner et d’autres.

Or, si ce roman mérita reconnaissance et éloges à Werfel, il fut aussi calomnié, détruit et officiellement interdit. Le docteur Werner Tress, de Potsdam, rappela que, même si les œuvres antérieures de Werfel l’avaient rendu célèbre en 1933, l’auteur fut, après la prise de pouvoir par les nazis, persécuté, exclu d’une association d’écrivains, et son roman brûlé en public. A l’aide de projections de documents authentiques datant de l’époque nazie, W. Tress montra comment, l’une après l’autre, des organisations politiques et littéraires publièrent des listes noires de publications considérées comme « nuisibles » et « indésirables, » partant interdites. Le nom de Werfel occupe une place importante dans tous les documents, parfois avec plusieurs ouvrages recensés par titre, et parfois avec la mention « œuvres complètes. » Sur l’une de ces listes noires établies par la police politique bavaroise, parmi les 15 livres de Werfel, le signe + est ajouté à Musa Dagh. Lequel signe voulant dire que si ce livre était trouvé entre les mains de personnes privées, lors de fouilles à domicile, celui-ci devait être confisqué et ses propriétaires placés sous surveillance. Editeurs et distributeurs avaient ordre de ne pas diffuser le livre et les autorités douanières stoppaient chaque exemplaire franchissant la frontière allemande.

Même longtemps après la défaite de l’Allemagne nazie et dans la lointaine Amérique, l’ouvrage monumental de Werfel continue de susciter une vive controverse politique. La plus connue est celle qui entoura une adaptation au cinéma des Quarante Jours de Musa Dagh. Programmée par la Metro-Goldwyn-Mayer (MGM) à Hollywood en 1935, la production originelle ne parvint jamais dans les salles, du fait d’intimidations insistantes et pesantes de la part des autorités turques. Comme l’a souligné le docteur Raffi Kantian, de Hanovre, le gouvernement turc fit savoir via les canaux diplomatiques qu’il voulait stopper ce projet, lequel, s’il était mené à sa fin, pourrait « nuire » aux Arméniens en Turquie. Les autres pressions consistaient en menaces d’interdire tous les films de la MGM en Turquie, en Yougoslavie, en Bulgarie et en Grèce, tandis que des rumeurs faisaient état d’un « complot arméno-juif, » etc.

L’impact politique de l’œuvre de Werfel est toujours présent de nos jours, sous la forme du conflit qui entoure encore la reconnaissance de son passé par la Turquie. Evoquant, lors de la table ronde conclusive, cette question dans le contexte de l’intégration européenne, Markus Merkel, député allemand social-démocrate qui présenta une résolution sur le génocide arménien au Bundestag en 2005, appela à l’organisation d’une exposition officielle à Berlin en 2015. Il exprima son espoir que la diaspora arménienne use de son influence pour encourager la démocratisation en Arménie comme en Turquie, en apportant son concours au débat grandissant dans la société civile turque autour du génocide.                 

NdT

1. Franz Werfel. Verdi : le roman de l’opéra. Traduit de l’allemand (Autriche) par Alexandre Vialatte et Dora Kris. Actes Sud, 1993, 331 p. – ISBN : 2868698247.
2. Franz Werfel. Barbara ou la Piété. Traduit de l’allemand par Jean Duren. Paris : A. Fayard et Cie, 1933.
3. Franz Werfel. Le Voleur de ciel. Traduction de Marie Tadié d’après la version anglaise. Albin Michel, 1959, 317 p.
4. Franz Werfel. Le Chant de Bernadette. Traduit de l’allemand par Yvan Goll. Editions Albin Michel, 1947.
5. Franz Werfel. The Forty Days of Musa Dagh. Translated by Geoffrey Dunlop and James Reidel. Boston : David R. Godine, 2011, 893 p. – ISBN : 9781567924077.

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Traduction : © Georges Festa – 05.2013.