L’interview d’Alexis Govciyan dans Hurriyet
Info Collectif VAN -www.collectifvan.org – Lors de son court séjour à Istanbul à l’occasion des
commémorations du génocide arménien organisées par les associations
antiracistes IHD et DurDe, Alexis Govciyan, Président du CCAF jusqu’en 2012, a
été interviewé par Cansu Camlibel, une journaliste de Hurriyet. Le plus grand
quotidien turc, kémaliste et nationaliste, et dont le logo inclut la maxime de
Mustafa Kemal « La Turquie aux Turcs », a accordé une pleine page à cette
interview, annoncée également à la Une du journal. Il faut garder à l’esprit
que cet article est destiné à un lectorat turc, peu habitué - dans ce média-là
! - à se voir imposer le sujet du génocide arménien et de sa reconnaissance.
Hormis le titre où le mot génocide apparaît entre guillemets, toutes les
nombreuses occurrences de ce mot sont écrites normalement, sans les habituels
commentaires du type « soi-disant génocide arménien » ou « prétendu génocide
arménien ». Pour le reste, nous n’analyserons pas ici les propos d’Alexis
Govciyan : chacun, en diaspora, aura sa petite idée de ce qu’il aurait déclaré
à sa place… Le Collectif VAN vous propose la traduction de cette interview
publiée en turc le 29 avril 2013 dans Hurriyet.
L’invité du 24 avril
Acceptez le
‘génocide’, nous vous pardonnerons
Cansu CAMLIBEL - Face à face 29 avril 2013
L’homme le plus
puissant du lobby arménien de France, né à Istanbul, Alexis Govciyan, a
participé, avec l’approbation d’Ankara, à la commémoration des événements de
1915 organisée sur la place Taksim.
A la place d’une loi
en France, je préfère le changement de la Turquie
Né à Kurtulus, Istanbul, Alexis Govciyan, n’était pas au
courant jusqu’à l’âge de 14 ans des événements de 1915, sa famille s’étant
gardé avec soin de lui dire la vérité. Govciyan commence à s'intéresser à
l’histoire au lycée arménien de Pangalti, quand il se rend compte, pendant une
leçon de littérature, que tous les poètes renommés [Nota CVAN : arméniens] sont
morts à la même date. Sa question « pourquoi sont-ils tous morts à la même date
» reste sans réponse en classe, et il se fait même gronder. Le professeur, un
prêtre, n’ayant pas la conscience tranquille, le convoque à son bureau et lui
explique les événements. Après ce jour, ayant étudié et fait des recherches, il
est tellement affecté qu’il décide de ne plus vivre en Turquie à la fin de ses
études au lycée. Ayant de la famille en France, il y va donc pour étudier, s’y
installe et se mélange à la diaspora arménienne. Actuellement, il est le président
de la fédération des associations arméniennes de France [Nota CVAN : Alexis Govciyan n’est
plus Président du CCAF depuis 2012 mais il préside le Comité 2015 pour les
préparatifs du Centenaire du génocide arménien]. Il est aussi l’un des
architectes de la loi sur le génocide votée par le parlement français en 2005
[Nota CVAN : il s’agit sans doute d’une coquille car la loi a été promulguée en
2001]. Et à cause de cela, pendant longtemps il a été « persona non grata » en
Turquie, pays où il est né. L'embargo de l'Etat turc a continué jusqu’à
l’attentat contre Hrant Dink, rédacteur en chef du journal Agos, en janvier
2007. Ils ont vécu des heures chaudes à Ankara quand la diaspora arménienne a
voulu mettre Govciyan sur la liste des 5 personnes devant assister aux obsèques
de Dink. Mais à la fin, le ministère des Affaires étrangères a accepté son
arrivée et lui a même accordé des gardes du corps. 6 ans après, Govciyan était,
la semaine passée, de retour à Istanbul. Il faisait partie de la délégation de
la diaspora qui participait pour la première fois à la commémoration du 24
avril qui a lieu place Taksim depuis 3 ans. Encore une fois, avec l’accord
discret du ministère des Affaires étrangères.
Question : Que signifie
l’arrivée de la diaspora en Turquie pour commémorer le 24 avril ? Pourquoi
maintenant ?
Bien sûr, en priorité, il y a l’approche des 100 ans du
génocide. Deuxièmement, c’est le changement de la Turquie. Les gens ont
commencé à parler et à chercher leurs grands-pères ou grands-mères qui
pouvaient être arméniens. Alors que tout cela se déroule, on dirait que les
gouvernants de ce pays sont plus ouverts, et qu’ils laissent plus de liberté
aux gens. Je ne sais pas si le gouvernement a pris une décision pour la
création de cette atmosphère, en ayant conscience de la situation. Mais en
comparant cette atmosphère avec le passé, il y a un changement visible.
Question : Comment
avez-vous trouvé l’ambiance de la commémoration d’Istanbul ?
Ce qui a attiré mon attention sur la place Taksim lors de la
commémoration, c’est qu’une partie importante de la population n’étaient pas
des Arméniens. Il y avait des gens de différentes origines. Bien sûr, pour
nous, en tant que représentants de la diaspora, cela a été un 24 avril très
diffèrent. C’est la première fois que nous ne sommes pas sur la scène. Nous
nous sommes assis par terre, avec tout le monde, comme observateurs. Ici, il y
a une différence importante avec les cérémonies de la diaspora. A Paris, à
Bruxelles, à Washington, les Arméniens sont debout avec des drapeaux dans la
main. A Paris, il y a toujours un micro dans ma main. Là-bas, les gens
attendent le message que je vais leur donner. Alors qu’à Taksim, je me suis tu,
j’ai écouté les discours et les chansons. J’ai pleuré. C’était un moment plein
d’émotion pour moi. Cette fois-ci ma place n’était ni à Paris ni à Erevan. Ma
place était à Istanbul et j’y étais. Tous ceux qui y étaient ont prouvé que
tout le monde pouvait faire cela.
La société précède
l’Etat
Question : Après la
signature des protocoles, on avait parlé avec vous. Même à cette époque, vous ne parliez pas si
positivement et vous n’étiez pas si optimiste.
Les protocoles étaient une affaire entre l’Etat turc et
l’Etat arménien. Ce dont j’ai été témoin le 24 avril à Istanbul, c’est une
affaire au niveau de la société civile. Ici, j’ai vu la société précéder
l’Etat. Si les gens en Turquie continuent comme ça, je pense que les
gouvernements seront obligés de prendre en compte cette situation et seront
obligés de changer leur position. Bien sûr il y a une force nationaliste en
Turquie. En fait, je pense que cette situation dérange de temps en temps les
dirigeants. C’est pour cela que je donne de l’importance à ce que j’ai vu le 24
avril à Taksim.
Je ne voudrais pas être à la place du ministre des Affaires
étrangères
Question :
Suivez-vous le processus du règlement de la question kurde en Turquie ?
Oui. Je suis bien conscient qu’il y a une évolution. En
fait, le gouvernement turc veut régler les dossiers problématiques. Ils sont
d’ailleurs obligés de le faire pour être au niveau des valeurs européennes.
Rappelez-vous la fameuse décision du Parlement européen reconnaissant le
génocide, le 18 juin 1987. En effet, avec cette décision, on attend de la
Turquie des avancées sur 4 sujets : 1) La démocratie - 2) Chypre - 3) La
question kurde - 4) La reconnaissance du génocide arménien. Abdullah Gül et
Tayyip Erdogan sont des politiciens qui ont la capacité de résoudre tout ça.
Bien entendu, Chypre est un sujet où il y a diverses parties. Ils ont commencé
à avancer sur la question kurde. Le problème du génocide est l’un des dossiers.
En Turquie, tout le monde sait, y compris le gouvernement, qu’il y a eu un
génocide. Que le peuple arménien a été victime de quelque chose. Bien sûr,
c’est un sujet difficile. C’est la face noire de l’Histoire. Je me mets à la
place des dirigeants turcs et vraiment je ne saurais pas quoi faire si j’étais
le ministre des Affaires étrangères. Je ne voudrais pas être à leur place.
Question : Si le
génocide est reconnu, y aura-t-il des demandes de réparations et de
compensations ? Durant des années, ce fut la thèse de l’Etat turc.
A sa place, penser ainsi c’est normal. Mais en réalité, la
demande de réparations, de compensations et le génocide sont des choses
différentes. La reconnaissance du génocide est plutôt une affaire de morale.
Gül ou Erdogan, ou les deux ensemble, peuvent dire aux Arméniens qu’il y a eu
un génocide et faire comme le Président allemand, Willy Brandt, qui a demandé
des excuses aux Juifs à Auschwitz. Pour les réparations, il n’est pas
nécessaire de reconnaître le génocide. Il y a à ce jour des demandes de
réparations aux Etats-Unis, en Allemagne et même en Turquie. Si vous avez des
actes de propriété en Turquie, vous
pouvez faire vos demandes à l’Etat. En ce qui concerne la demande des
terres, selon la loi internationale, seuls les Etats peuvent entamer une
procédure. Donc personne en diaspora ne peut faire une demande de restitution
des terres. A ce sujet, seule la République d’Arménie peut faire une demande.
Actuellement, il n’y a personne qui veut ou qui demande ce genre de chose.
La Turquie
demande-t-elle un droit sur la lune ?
Question : Mais la
Turquie considère comme une demande territoriale l’emblème du mont Ağrı [Nota
CVAN : Ararat] sur les armes officielles de l’Arménie.
Sur le drapeau turc, il y a la lune et une étoile. La
Turquie prétend-elle alors à des droits sur la lune ? Le mont Ararat est d’une
importance majeure dans l’histoire des Arméniens. Le mont Ararat n’appartient
pas uniquement à notre histoire mais à celle de l’humanité.
Nous avons eu indirectement des contacts avec le
gouvernement turc
Question : A la
signature des protocoles, pendant des discussions en Turquie, on disait qu’il y
avait une différence entre l’Arménie et la diaspora et que les problèmes
venaient de la diaspora. Quelle est cette différence ?
Aucune. Le génocide n’est ni le problème de l’Arménie ni le
problème de la diaspora. C’est le problème des Arméniens. Pour les Arméniens du
monde entier il y a l’Arménie qui est leur pays. Il y a aussi la Turquie qui
est les racines. Les racines de tous les Arméniens sont ces terres. C’est
Istanbul, c’est Konya, c’est Samsun, c’est Malatya, c’est Mouch. A l’intérieur
de cette géographie, les Arméniens sont partout. Dire que « la diaspora est
différente » n’est pas vrai. Aujourd’hui, en Turquie, dire que « la diaspora
est comme-ci, que la diaspora est comme ça » dérange les gens. Ça, on arrive à
le voir. On sait que même les ministres ne pensent plus comme ça.
Question : D’où vous
le savez-vous ? En tant que diaspora, avez-vous eu des contacts avec le
gouvernement turc ?
Récemment, non. Mais par le passé, oui.
Question : Comment ?
Disons par des voies indirectes, il y a eu des échanges de
messages. Je sais qu’ils sont gênés par le problème arménien. Le plus
important, c’est la reconnaissance du génocide. Dans une deuxième phase, les
Etats peuvent régler leurs problèmes entre eux. Regardez, aujourd’hui, il n’y a
rien qui se règle. Il n’y a rien qui est réglé mais en même temps il se passe
plein d’autres choses. C’est une autre situation intéressante.
Il n’y a soi-disant
pas de relations diplomatiques mais il y a de tout
Question : En disant
« il se passe plusieurs choses », cela signifie le commerce ou le transport
aérien? Sinon est-ce autre chose que nous ne savons pas ?
Non, il n’y a rien que vous ne sachiez. Les vols, le
tourisme, le commerce. Il n’y a soi-disant pas de relations diplomatiques, mais
il y a de tout. L’affaire arménienne est soi-disant un sujet tabou en Turquie
mais il y a une commémoration le 24 avril au cœur d’Istanbul avec de nombreux
participants. Ce sont les paradoxes de votre pays. Vu de l'extérieur, ils ne
peuvent pas comprendre comment cela peut arriver en même temps. En Europe, les
espaces gris n’existent pas. Tout est noir ou blanc. Mais cela peut arriver au
Moyen-Orient.
Question : Cette
année encore, le président des Etats-Unis n’a pas prononcé le mot génocide.
Quelle est pour vous la différence entre le mot génocide et « Medz Yeghern »
qui veut dire grande catastrophe? [Nota CVAN : cette expression veut dire en
réalité « Grand Crime »]
En fait depuis qu’il est entré en politique, Obama a
toujours prononcé le mot génocide. Il a prononcé toute sorte de mots qui
voudraient dire génocide mais il n’a pas dit génocide. Tout le monde sait que
les mots qu’il a utilisés veulent dire génocide. Mais pour ne pas vexer les
dirigeants turcs, il a évité de prononcer génocide.
Question : S’il dit
donc génocide d’une autre manière, pourquoi les Arméniens en font-ils un
problème ?
Il est évident que les paroles du président des Etats-Unis
ont beaucoup de valeur. Nous faisons un problème parce qu’il décide ce qu’il a
à dire ou non en fonction de la Turquie. Même s’il veut le prononcer, il ne
l’utilise pas en pensant que la Turquie créerait des problèmes. Parce que les
Turcs disent « dites ce que vous voulez mais, s’il vous plaît, ne prononcez pas
le mot commençant par G ». Ecoutez, la reconnaissance du génocide par les
Etats-Unis et par d’autres pays est évidemment importante. Mais ce qui est
beaucoup plus important, c’est ce que disent le peuple turc et son
gouvernement. En Turquie, les gens doivent connaître leur histoire. En 1923,
l’histoire a été réécrite. Au moins des épisodes importants ont été réécrits.
Ataturk a fait beaucoup de bien pour la modernisation et la laïcité de votre
pays. Mais il a réécrit quelques épisodes de l’histoire pour donner une
éducation nationaliste à ce nouvel Etat. C’était une période difficile. Cela,
je peux le comprendre. Mais aujourd’hui, cette question peut trouver une
solution.
Impossible d’avoir
une place au nom de Goebbels en Europe
Question : Pour clore
le dossier, quelle expression acceptable doit utiliser la Turquie ?
Il suffit qu’elle dise « oui, un génocide a été commis ».
C’est tout. Nous leur pardonnerons. Qu’il n’y ait pas de malentendu sur le
pardon. Ce ne sont pas les Turcs d’aujourd’hui auxquels nous allons pardonner.
Nous n’avons pas de problèmes avec eux. Nous allons pardonner ce qui a eu lieu
à l’époque. Nous parlons d’une partie particulière de l’histoire de la Turquie.
Notre problème est avec l’époque de l’Union et Progrès [Nota CVAN : Le Comité
Union et Progrès, instigateur du génocide arménien en 1915]. On peut dire que
cela a été programmé par Talaat et Enver Pacha. Bien sûr, si un jour ceci
devient possible, en ce cas il faut changer le nom des rues à leur nom n’est-ce
pas ? Par exemple, l’avenue Talaat Pacha à Ankara. Imaginez-vous au milieu
d’une ville en Europe, une place au nom de Goebbels ou une avenue au nom de
Goring ? Vous ne pouvez même pas faire une plaisanterie de cette nature. La
Turquie doit changer tout ça et cette mentalité. Et il faut qu’elle fasse vite
car dans 2 ans, ce sera 2015.
Question : De quelle
façon vous préparez-vous, que se passera-t-il en 2015 ?
Vous n’attendez pas que je vous le dise (il sourit). Pour
2015, nous attendons beaucoup de réunions et d’activités. On peut les faire
soit avec la Turquie, soit sans la Turquie. Avec le gouvernement turc ou sans
lui.
Question : L’idée de
les faire avec le gouvernement turc n’est-elle pas trop prétentieuse ?
Le gouvernement turc peut prendre l’initiative. Le temps est
venu. Tout s’est passé il y 100 ans.
Question : D’après
tout ce que vous m’avez raconté, je sens que le diaspora est prête et a la
volonté de discuter avec l’Etat turc.
D’après moi, tout le monde est prêt. L’Etat d’Arménie et la
diaspora. Avant tout, au lieu d’une invitation, c’est un souhait. Le moment est
arrivé pour la Turquie de confronter à son histoire et résoudre ce problème
avant 2015. Moi je peux parler avec eux. Mais s’ils veulent parler avec moi,
cela ne veut pas dire que je vais débattre du génocide avec eux. Moi je n’ai
rien à discuter avec une personne qui va me dire « viens qu’on discute ensemble
s’il y a eu un génocide ». Après 100 ans, pouvoir poser une telle question n’a
aucun sens. Le monde connaît la réponse à cette question.
A la place d’une loi
en France, je préfère le changement de la Turquie
Question : Certaines
choses ont peut être changé en Turquie, mais au moment où vous étiez à Taksim
le 24 avril, les nationalistes manifestaient non loin de vous. Nous voyons ce
genre de réactions pendant les négociations avec les Kurdes. Est-ce que vous
croyez que le gouvernement turc pourra prendre deux risques à la fois ?
Je ne peux pas le savoir mais il faut qu’il les prenne.
Est-ce que c’est un risque ? Ce n’est pas un risque mais une décision. Mais,
bien sûr, c’est une décision risquée. Il y en aura certainement qui leur diront
qu’ils « vendent le pays ». Je vous ai dit avant que je ne voudrais vraiment pas être à la place des dirigeants
turcs. Mais ils ne peuvent pas continuer ainsi, un jour il faut qu’ils règlent
cela. Nous pouvons les aider. Les gouvernements auront le courage si la société
civile devient le moteur de la démocratie. Moi je sens que le gouvernement turc
est sur une ligne avec la volonté de résoudre ce problème.
Question : Est-ce que
vous allez mettre à l’ordre du jour en France la loi contre la négation du
génocide ?
Bien sûr, il faut que cette loi vienne à l’ordre de jour
mais avant il faut dépasser le problème de la Cour constitutionnelle. Mais, en
fait, ce n’est pas très important vous savez ? Moi, je préfère le changement de
l’approche du gouvernement turc au lieu d’une loi en France. Nous voulons cette
loi parce que la Turquie continue à nier le génocide. Nous avons besoin de ce
genre de loi pour éviter la négation de la mémoire des Arméniens. S’il n’y a
pas de négation, pas besoin de loi.
Hrant était le
symbole d’un bon citoyen en Turquie
Question : Pour vous,
de quoi Hrant est-il le symbole?
Pour moi, Hrant est le symbole de la citoyenneté en Turquie.
Un vrai citoyen.
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