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mercredi, décembre 23, 2020

La CEDH condamne la Turquie pour l'arrestation de Selahattin Demirtaş

 



Info Collectif VAN - www.collectifvan.org – « Dans l’affaire Selahattin Demirtaş c. Turquie (n° 2), concernant l’arrestation et le placement en détention provisoire du requérant, qui était à l’époque des faits un des coprésidents du Parti démocratique des peuples (HDP), un parti pro-kurde de gauche, la Cour a conclu à plusieurs violations de la Convention, notamment de la liberté d’expression, du droit à la liberté et à la sûreté ainsi que du droit à des élections libres. La Cour a également conclu que les buts avancés par les autorités concernant la détention provisoire du requérant n’étaient qu’une couverture ayant un but politique inavoué : celui d’étouffer le pluralisme et de limiter le libre jeu du débat politique, lequel se trouve au cœur même de la notion de société démocratique. Enfin, la CEDH a dit que la Turquie devait prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la remise en liberté immédiate du requérant. » Le Collectif VAN vous invite à lire ce Communiqué de presse de la Cour européenne des droits de l’homme publié le 22 décembre 2020.

 

Cour européenne des droits de l’homme 

 

Arrêt de Grande Chambre concernant la Turquie

Communiqué de presse

du Greffier de la Cour

CEDH 388 (2020) 22.12.2020

La Cour constate plusieurs violations de la Convention et ordonne la libération immédiate de l’opposant politique M. Demirtaş

Dans son arrêt de Grande Chambre1 , rendu ce jour dans l’affaire Selahattin Demirtaş c. Turquie (n° 2) (requête n o 14305/17), la Cour européenne des droits de l’homme dit qu’il y a eu :

par seize voix contre une, violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme,

par quinze voix contre deux, violation de l’article 5 § 1 (droit à la liberté et à la sûreté),

par seize voix contre une, violation de l’article 5 § 3 (droit à la liberté et à la sûreté),

par seize voix contre une, non-violation de l’article 5 § 4 (droit de faire statuer à bref délai sur la légalité de la détention),

à l’unanimité, violation de l’article 3 du Protocole n° 1 (droit à des élections libres),

par seize voix contre une, violation de l’article 18 (limitation de l’usage des restrictions aux droits) combiné avec l’article 5, et

par quinze voix contre deux, que l’État défendeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la remise en liberté immédiate du requérant (Article 46 de la Convention).

L’affaire concerne l’arrestation et la mise en détention provisoire de M. Selahattin Demirtaş, qui était à l’époque des faits un des coprésidents du Parti démocratique des peuples (HDP), un parti pro-kurde de gauche.

La Cour constate que les ingérences dans l’exercice par le requérant de sa liberté d’expression – à savoir la levée de l’immunité parlementaire de M. Demirtaş par la modification constitutionnelle du 20 mai 2016, le placement et le maintien en détention provisoire de l’intéressé, et la procédure pénale engagée à son encontre sur le fondement de ces éléments de preuve comprenant ses discours à caractère politique pour des infractions liées au terrorisme – n’étaient pas prévues par la loi au sens de l’article 10 de la Convention. Quant à l’article 5, aucun fait ni aucune information spécifique de nature à faire naître des soupçons justifiant la détention provisoire du requérant n’ont été exposés par lesjuridictions nationales à aucun moment de la privation de liberté de l’intéressé et qu’il n’y avait donc pas de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis les infractions en question.

Ces mêmes constats conduisent aussi à une violation du droit de M. Demirtaş d’être élu et d’exercer son mandat parlementaire. La Cour estime que les autorités judiciaires n’ont pas rempli leurs obligationssousl’article 3 du Protocole n° 1 de vérifiersi M. Demirtaş bénéficiait ou non de l’immunité parlementaire pour les propos incriminés. Elles n’ont pas non plus mise en balance les intérêts concurrents, ni tenu compte du fait que l’intéressé était un des leaders de l’opposition politique dans son pays.

Enfin, la Cour considère établi que la privation de liberté subie par le requérant, notamment pendant deux campagnes critiques, celles du référendum du 16 avril 2017 et de l’élection présidentielle du 24 juin 2018, poursuivait un but inavoué, à savoir celui d’étouffer le pluralisme et de limiter le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique. La Cour considère que l’État défendeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la libération immédiate du requérant.

 

Principaux faits

Le requérant, M. Selahattin Demirtaş, est un ressortissant turc, né en 1973. À la date d’introduction de sa requête, il était détenu à Edirne (Turquie).

À l’époque desfaits, M. Demirtaş était l’un des coprésidents du Parti démocratique des peuples(HDP), un parti politique pro-kurde de gauche. Entre 2007 et 2018, il était député à la Grande Assemblée nationale de Turquie (« l’Assemblée nationale »). Lors des élections présidentielles tenues en 2014 et 2018, il s’était porté candidat et avait obtenu 9,76 % et 8,32 % des voix respectivement.

En septembre et en octobre 2014, des membres de l’organisation terroriste armée Daech lancèrent une offensive sur la ville syrienne de Kobané quise trouve à environ 15 kilomètres de la ville frontalière turque de Suruç. Des affrontements armés eurent lieu entre les forces de Daech et celles des Unités de protection du peuple (YPG), une organisation fondée en Syrie et considérée comme terroriste par la Turquie en raison des liens qu’elle entretiendrait avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Après le déclenchement des affrontements en Syrie, le gouvernement turc ouvrit sa frontière à des milliers de réfugiés qui s’étaient amassés à la frontière turco-syrienne mais ferma cette frontière dans le sens des départs vers la Syrie, afin d’empêcher les personnes volontaires de partir se battre à Kobané.

À partir du 2 octobre 2014, de nombreuses manifestations eurent lieu en Turquie et plusieurs organisations non gouvernementales publièrent des déclarations appelant à la solidarité internationale avec Kobané contre le siège de Daech. Il était notamment demandé au gouvernement de permettre aux combattants de passer en Syrie. Le 6 octobre 2014, troistweets appelant à protester contre les attaques de Daesh à Kobané et contre le gouvernement turc furent publiés sur le compte Twitter officiel du HDP.

À partir du 6 octobre 2014, les manifestations devinrent violentes, faisant 50 morts et des centaines de blessés. Ces actes de violence avaient été, selon les procureurs de la République, provoqués par les appels publiés sur le compte Twitter du HDP.

À la fin de l’année 2012, un processus de paix connu sous le nom de « processus de résolution » avait été entamé afin de trouver une solution pacifique et permanente à la question kurde.

Des élections législatives eurent lieu le 7 juin 2015 et, pour la première fois, un parti politique prokurde franchit le seuil permettant d’être représenté au sein de l’Assemblée nationale. Le HDP obtint 13,12 % des voix et devint le deuxième parti politique d’opposition. L’AKP (le Parti de la justice et du développement) perdit la majorité au Parlement, pour la première fois depuis 2002.

À la suite des élections, plusieurs attaques terroristes, commises prétendument par le PKK et par Daech, frappèrent la Turquie au fil des mois. Au lendemain de l’attaque terroriste du 22 juillet 2015, qui signifia de facto la fin du « processus de résolution », les affrontements armés entre les forces de sécurité et le PKK recommencèrent. Le 28 juillet 2015, le président de la République fit une déclaration à la presse dans laquelle il soutint que les dirigeants du HDP auraient à « payer le prix » des actes de terrorisme.

À la suite de l’échec de la formation d’un gouvernement de coalition, des élections anticipées eurent lieu le 1er novembre 2015, à l’issue desquelles le HDP obtint 10,76 % des voix. L’AKP remporta les élections et reforma sa majorité au sein de l’Assemblée nationale.

Le 20 mai 2016, l’Assemblée nationale adopta une modification constitutionnelle selon laquelle l’immunité parlementaire était levée dans tous les cas de demandes de levée d’immunité transmises à l’Assemblée nationale avant la date d’adoption de ladite modification. Cette modification concernait au total cent cinquante-quatre députés.

À la suite de l’entrée en vigueur de la révision constitutionnelle, le procureur de la République de Diyarbakır décida de réunir en un seul dossier trente et une enquêtes pénales distinctes menées contre M. Demirtaş. Entre juillet et octobre 2016, les procureurs de la République compétents lui adressèrentsix convocations distinctes. Toutefois, M. Demirtaş ne se présenta pas devant les autorités d’enquête. Le 4 novembre 2016, les forces de sécurité menèrent des opérations contre douze députés du HDP, dont l’intéressé, qui furent arrêtés et placés en garde à vue. Le même jour, le 2e juge de paix de Diyarbakır ordonna la mise en détention provisoire de M. Demirtaş pour appartenance à une organisation terroriste armée et pour incitation publique à commettre une infraction. Huit autres députés du HDP furent également mis en détention provisoire par les juges de paix compétents de différentes villes. À partir du 8 novembre 2016, M. Demirtaş forma plusieurs recours contre sa détention provisoire. Les juridictions nationales examinèrent la question de la détention de l’intéressé plus de soixante fois. À l’issue de chaque examen, jusqu’au 2 septembre 2019, elles ordonnèrent son maintien en détention. Le 2 février 2017, la cour d’assises de Diyarbakır admit l’acte d’accusation du procureur de la République, qui requit la condamnation du requérant à une peine d’emprisonnement comprise entre quarante-trois et cent quarante-deux ans, essentiellement pour des infractions liées au terrorisme. Le 22 mars 2017, la Cour de cassation transféra l’affaire à la cour d’assises d’Ankara. Le 7 décembre 2017, la 19e cour d’assises d’Ankara tint sa première audience dans l’affaire. Durant le procès pénal, M. Demirtaş,soutenant qu’il avait été mis en détention pour avoir exprimé des opinions critiques envers les politiques du président de la République, nia avoir commis une quelconque infraction pénale. Il affirma que son placement et son maintien en détention provisoire n’étaient pas conformes à la loi. Il allégua en particulier que cette privation de liberté avait pour but de faire taire les membres de l’opposition politique. Il soutint que les accusations portées contre lui et pour lesquelles il avait été placé en détention provisoire étaient liées à ses discours politiques, dont les contenus étaient d’après lui protégés par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. Entre temps, le parquet d’Istanbul avait ouvert une enquête pénale contre M. Demirtaş, auquel il reprochait d’avoir fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste. À l’issue de la procédure pénale, par un arrêt du 7 septembre 2018, la cour d’assises d’Istanbul le condamna à une peine de quatre ans et huit mois d’emprisonnement pour propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison d’un discours qu’il avait prononcé le 17 mars 2013, lors d’un meeting tenu à Istanbul. Le 7 décembre 2018, M. Demirtaş commença à purger sa peine de quatre ans et huit mois d’emprisonnement. Le 2 septembre 2019, eu égard au fait que M. Demirtaş avait terminé d’exposer sa défense, la cour d’assises d’Ankara décida de mettre fin à sa détention provisoire et de le remettre en liberté à condition qu’il ne fût pas détenu ou condamné dans le cadre d’une autre procédure. Cependant, l’intéressé demeura en prison en raison de sa condamnation à l’issue de la procédure pénale menée devant les juridictions d’Istanbul. À la suite de la décision de remise en liberté de M. Demirtaşrendue le 2 septembre 2019,sur demande des avocats de l’intéressé la 26e cour d’assises d’Istanbul décida, le 20 septembre 2019, que les jours que l’intéressé avait passés en détention provisoire fussent déduits de la peine définitive prononcée par la cour d’assises d’Istanbul. En vertu de cette décision, l’intéressé devait pouvoir bénéficier de la libération conditionnelle. Le même jour, le procureur de la République d’Ankara demanda au juge de paix d’Ankara de placer le requérant et Mme Figen Yüksekdağ (l’ancienne coprésidente du HDP) en détention provisoire, dans le cadre d’une autre enquête pénale entamée en 2014 sur les événements des 6-8 octobre 2014, pour entre autres infractions : atteinte à l’unité et à l’intégrité territoriale de l’État, incitation au meurtre, incitation au vol avec violence afin d’aider une organisation criminelle. Toujours le même jour, le 1er juge de paix d’Ankara ordonna la mise en détention provisoire de M. Demirtaş et de Mme Figen Yüksekdağ.

Le 31 octobre 2019, à la suite de la demande du requérant, la cour d’assises d’Istanbul sursit à l’exécution de la peine de quatre ans et huit mois qui avait été prononcée et elle ordonna la remise en liberté de l’intéressé à condition qu’il ne fût pas détenu dans le cadre d’une autre procédure. Cependant, le requérant demeura en prison, en raison de l’ordonnance du 20 septembre 2019 relative à sa détention provisoire. À l’heure actuelle, le requérant est privé de sa liberté uniquement sur le fondement de cette décision. Entre le 17 novembre 2016 et le 11 décembre 2018, le requérant forma plusieurs recours individuels devant la Cour constitutionnelle. Le 21 décembre 2017, la Cour constitutionnelle rendit une première décision concernant la détention provisoire de M. Demirtaş et elle déclara le recours de l’intéressé irrecevable. Dans son arrêt rendu le 9 juin 2020, la Cour constitutionnelle considéra, à l’unanimité, qu’il y avait eu une violation de l’article 19 § 7 de la Constitution (correspondant à l’article 5 § 3 de la Convention) en raison de la durée de la détention provisoire subie par M. Demirtaş. Elle rappela avoir déjà conclu dans une décision rendue le 21 décembre 2017 qu’il y avait une forte présomption de commission d’une infraction. Mais, examinant les décisions de maintien en détention au regard des motifs de la détention et de la proportionnalité de la mesure, elle conclut que les décisions relatives au maintien en détention manquaient de pertinence et étaient insuffisamment motivées. Eu égard à son constat de violation, la haute juridiction estima qu’il y avait lieu d’octroyer à M. Demirtaş 50 000 livresturques (soit environ 6 500 euros) pour dommage moral. En ce qui concerne sa détention provisoire actuelle, M. Demirtaş a saisi la Cour constitutionnelle d’un nouveau recours constitutionnel qui est toujours pendant devant elle.

 

Griefs, procédure et composition de la Cour

Invoquant l’article 10, le requérant dénonce une violation de son droit à la liberté d’expression. Invoquant l’article 5 §§ 1 et 3, il soutient qu’il n’y avait aucun élément de preuve quant à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale rendant nécessaire son placement en détention provisoire. Il allègue aussi que les décisions judiciaires concernant sa détention étaient libellées en des termes abstraits, répétitifs et stéréotypés. Invoquant l’article 5 § 4, il soutient que la procédure menée devant la Cour constitutionnelle n’a pas été conforme aux exigences de la Convention et se plaint du non-respect de l’exigence de « bref délai ». Le requérant se plaint que sa détention provisoire constitue également une violation de l’article 3 du Protocole n° 1. En outre, invoquant l’article 18, il allègue avoir été placé en détention pour avoir exprimé des opinions critiques à l’égard du pouvoir politique et soutient que le but de sa détention provisoire était de le faire taire. La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 20 février 2017. Un arrêt de chambre a été rendu le 20 novembre 2018. Le 19 février 2019 le requérant et le Gouvernement ont respectivement demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre conformément à l’article 43 de la Convention (renvoi devant la Grande Chambre). Le 18 mars 2019, le collège de la Grande Chambre a accepté ladite demande. Une audience a eu lieu le 18 septembre 2019.

 

L’arrêt a été rendu par la Grande Chambre de 17 juges, composée en l’occurrence de :

Ksenija Turković(Croatie), présidente,

Linos-Alexandre Sicilianos(Grèce),

Yonko Grozev (Bulgarie),

Vincent A. De Gaetano (Malte),

Helen Keller(Suisse),

Aleš Pejchal(République tchèque),

Krzysztof Wojtyczek(Pologne),

MārtiņšMits(Lettonie),

Gabriele Kucsko-Stadlmayer(Autriche),

Alena Poláčková (Slovaquie),

Pauliine Koskelo(Finlande),

Tim Eicke (Royaume-Uni),

Péter Paczolay(Hongrie),

Lado Chanturia(Géorgie),

Gilberto Felici (Saint-Marin),

Erik Wennerström (Suède),

Saadet Yüksel(Turquie)

ainsi que de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre.

 

Décision de la Cour

Article 10

L’examen de la Cour concernant ce grief se concentre sur la question de savoir s’il existait une base juridique suffisante pour justifier l’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression du requérant, à savoir la levée de son immunité parlementaire par la modification constitutionnelle du 20 mai 2016, son placement et son maintien en détention provisoire, et la procédure pénale engagée contre lui sur le fondement des éléments de preuve comprenant ses discours à caractère politique. La Cour estime qu’il incombait aux autorités nationales, notamment aux juridictions internes, de déterminer d’emblée si les discours pour lesquels le requérant a été accusé et placé en détention provisoire relevaient ou non de l’irresponsabilité parlementaire telle que prévue par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. Le requérant a plaidé dès le début de sa détention provisoire qu’au regard du premier paragraphe de l’article 83 il ne pouvait être privé de sa liberté. Pourtant cette question a été ignorée par tous les magistrats qui se sont prononcés sur la légalité de la privation de liberté de l’intéressé. Nonobstant la garantie offerte par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution, les autorités judiciaires ont placé le requérant en détention provisoire et l’ont soumis à des poursuites pénales essentiellement en raison de ses discours à caractère politique, sans qu’il y ait eu examen du point de savoir si ses déclarations étaient protégées par l’irresponsabilité parlementaire. En outre, la Cour estime que la modification constitutionnelle du 20 mai 2016 pose en elle-même un problème de prévisibilité. Elle considère qu’il s’est agi d’une modification ad hoc, ponctuelle et ad hominem sans précédent dans la tradition constitutionnelle turque et qu’il s’agit là d’une « utilisation abusive de la procédure de modification de la Constitution ». La Cour estime que l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression du requérant ne répondait pas à l’exigence de prévisibilité, car lorsqu’il défendait une opinion politique l’intéressé pouvait légitimement s’attendre à bénéficier du cadre juridique constitutionnel en place offrant la protection de l’immunité pour le discours politique et des garanties procédurales constitutionnelles. De plus, le requérant a été placé et maintenu en détention provisoire sur le fondement de ses discours politiques pour des infractions liées au terrorisme, en particulier celles prévues par l’article 314 §§ 1 et 2 du CP, à savoir la fondation ou la direction d’une organisation terroriste armée et l’appartenance à une telle organisation. Les déclarations à caractère politique dans lesquelles l’intéressé a exprimé son opposition à certaines politiques du Gouvernement ou le simple fait qu’il a participé au Congrès de la société démocratique – une organisation légale – ont été jugés suffisants pour être considérés comme des actes propres à établir l’existence d’un lien actif entre le requérant et une organisation armée. Aux yeux de la Cour, une interprétation aussi large d’une disposition de droit pénal ne peut être justifiée lorsqu’elle entraîne l’assimilation de l’exercice du droit à la liberté d’expression au fait d’appartenir à une organisation terroriste armée ou de fonder ou diriger une telle organisation, en l’absence de tout élément de preuve concret d’un tel lien

 

La Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.

Article 5 § 1 et 5 § 3

 

Ayant considéré tous les motifs pris en compte par les juridictions nationales, la Cour estime qu’aucune des décisions relatives au placement et au maintien en détention provisoire du requérant ne contient d’éléments de preuve susceptibles de marquer un lien clair entre les actes de l’intéressé – ses discours à caractère politique et sa participation à certaines réunions légales – et les infractions liées au terrorisme pour lesquelles il avait été détenu. Le Gouvernement n’a pas démontré que les éléments de preuve prétendument à la disposition de la cour d’assises d’Ankara répondaient au critère de « soupçons plausibles » requis par l’article 5 de la Convention, et pouvaient ainsi convaincre un observateur objectif que le requérant avait pu commettre les infractions liées au terrorisme pour lesquelles il avait été détenu. Non seulement les accusations portées contre le requérant étaient essentiellement fondéessur desfaits qui ne pouvaient raisonnablement pas être considérés comme un comportement criminel en vertu du droit interne, mais de plus elles concernaient principalement l’exercice par celui-ci des droits garantis par la Convention. La Cour conclut qu’il y a eu par conséquent violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction. Quant à l’article 5 § 3 de la Convention, la Cour rappelle que la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne détenue d’avoir commis une infraction est une condition indispensable de la régularité du maintien en détention (voir Merabishvili, précité, § 222

 

Article 5 § 4

Souscrivant au raisonnement et à la conclusion de la chambre, la Grande Chambre conclut à la nonviolation de l’article 5 § 4 de la Convention. La chambre avait considéré que le recours individuel introduit par le requérant devant la Cour constitutionnelle était complexe et soulevait des questions compliquées concernant la mise en détention provisoire d’un député à la suite de la levée de son immunité parlementaire. De plus, elle avait estimé qu’il est également nécessaire de tenir compte de la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle aprèsla déclaration de l’état d’urgence en juillet 2016. Bien que le délai de treize mois et quatre jours passé devant la Cour constitutionnelle ne pouvait pas être considéré comme « bref » dans une situation ordinaire, la chambre avait considéré dans les circonstances spécifiques de l’affaire qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

 

Article 3 du Protocole n° 1

La Cour estime que ses constats, sous l’angle des articles 10 et 5 § 1 de la Convention sont également pertinents à l’égard de l’article 3 du Protocole n° 1 à la Convention. La Cour rappelle que l’immunité parlementaire n’est pas un privilège accordé aux parlementaires à titre individuel, mais un privilège attribué au parlement, en tant qu’institution, pour garantir son bon fonctionnement. Dans ce contexte, les juridictions nationales doivent veiller à ce que le député concerné ne bénéficie pas de l’immunité parlementaire pour des actesincriminés. Or, en l’occurrence, bien que le requérant ait demandé à la cour d’assises d’examiner si les discours litigieux étaient protégés par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution turque, les juridictions nationales n’ont pas effectué le moindre examen, de sorte qu’elles n’ont pas rempli leurs obligations procédurales découlant de l’article 3 du Protocole n° 1 à la Convention.

En cas d’application à un député d’une mesure privative de liberté, les autorités judiciaires qui ordonnent cette mesure sont tenues de démontrer qu’elles ont procédé à une mise en balance entre les intérêts concurrents. Dans le cadre de cet exercice de mise en balance, elles doivent protéger la libre expression des opinions politiques du député en question. Ellessont notamment tenues de veiller à ce que l’infraction reprochée n’ait pas de lien direct avec l’activité politique du député concerné. En outre, le système juridique des États membres doit offrir une voie de droit permettant à un député placé en détention de contester de manière effective sa privation de liberté et d’obtenir un examen au fond de ses griefs. En l’espèce, le Gouvernement n’a pas pu démontrer que les juridictions nationales compétentes pour se prononcer sur la détention provisoire du requérant avaient procédé à une mise en balance au regard de l’article 3 du Protocole n° 1 lorsqu’elles s’étaient prononcées sur la légalité du placement et du maintien en détention provisoire de l’intéressé. La Cour constitutionnelle n’a pas recherché si les infractions en question étaient directement liées aux activités politiques du requérant. La Cour conclut que les autorités judiciaires n’ont pas tenu compte de manière effective du fait que l’intéressé était non seulement un député, mais aussi l’un des leaders de l’opposition politique en Turquie, dont l’exercice du mandat parlementaire appelait un niveau élevé de protection. De surcroît, les raisons pour lesquelles l’application d’une mesure alternative à la détention aurait été insuffisante dans le cas concret du requérant n’ont pas été justifiées par les juges de première instance. Même si le requérant a pu conserver son statut de parlementaire tout au long de son mandat, l’impossibilité pratique pour lui de participer aux activités de l’Assemblée nationale en raison de sa détention provisoire constitue une atteinte injustifiée à la libre expression de l’opinion du peuple et au droit de l’intéressé d’être élu et d’exercer son mandat parlementaire. En conséquence, la Cour conclut que la détention provisoire du requérant était incompatible avec la substance même du droit d’être élu et d’exercer son mandat parlementaire découlant de l’article 3 du Protocole n° 1.

Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 3 du Protocole n° 1 à la Convention

 

Article 18 combiné avec l’article 5

La Cour relève d’emblée que dès avant 2014 les procureurs de la République avaient soumis à l’Assemblée nationale plusieurs rapports d’enquête concernant le requérant. Jusqu’à l’éveil de l’antagonisme politique entre, d’un côté, le HDP et, de l’autre, le président de la République et le parti au pouvoir, le requérant n’avait pas été exposé au risque d’être privé de sa liberté. Cependant, à partir de la fin du « processus de résolution » et après les discours du président de la République, qui avait notamment déclaré, au mois de juillet 2015, que les « dirigeants de ce parti [le HDP] [devraient] en payer le prix », les enquêtes pénales menées contre le requérant se sont multipliées et accélérées. La modification constitutionnelle adoptée le 20 mai 2016 a levé l’inviolabilité parlementaire de cent cinquante-quatre députés et quatorze députés appartenant au parti politique du requérant, dont les deux coprésidents, ont été placés en détention provisoire. Le Gouvernement n’a pas été en mesure de démontrer que des députés membres du bloc des partis au pouvoir, à savoir l’AKP et le MHP, avaient aussi été condamnés et/ou privés de leur liberté. Seuls les députés des partis d’opposition, à savoir le CHP et le HDP, ont été privés de leur liberté et/ou condamnés, à la suite de procédures pénales menées à leur encontre. La Cour accorde un poids considérable aux constats des tiers intervenants, et plus particulièrement à ceux de la Commissaire aux droits de l’homme, qui souligne que la législation nationale est de plus en plus utilisée pour étouffer les voix dissidentes. La Cour estime donc que les décisions relatives au placement et au maintien en détention provisoire du requérant ne sont pas un cas isolé. Au contraire, elles semblent suivre une certaine constante. La Cour note que l’intéressé a été privé de sa liberté notamment pendant deux campagnes critiques, à savoir celle du référendum du 16 avril 2017 et celle des élections présidentielles du 24 juin 2018

Aux yeux de la Cour, la détention provisoire subie par le requérant a certainement empêché celui-ci de contribuer effectivement, lors du référendum, à la campagne contre l’introduction d’un système présidentiel en Turquie. En outre, il apparaît que ses adversaires politiques ont tiré profit du fait qu’il a dû mener sa campagne électorale au sein de l’institution pénitentiaire. Observant l’existence de liens temporels étroits entre la remise en liberté du requérant, ordonnée par la cour d’assises d’Ankara le 2 septembre 2019, la décision de la 26e cour d’assises d’Istanbul du 20 septembre 2019, le retour immédiat du requérant, le même jour, en détention provisoire et le discours prononcé juste après par le président de la République, la Cour estime que les autorités nationales ne semblent guère intéressées parl’implication présumée du requérant dans une infraction prétendument commise entre le 6 et le 8 octobre 2014, soit environ cinq ans auparavant, mais plutôt par son maintien en détention, qui l’empêche d’exercer ses activités politiques. La Cour note également les considérations de la Commission de Venise relatives à l’indépendance de la justice en Turquie, et plus particulièrement celles concernant le Conseil supérieur des juges et des procureurs. Dans son avis n° 875/2017 sur les modifications de la Constitution, la Commission de Venise a émis l’avis que la nouvelle composition de ce Conseil était « extrêmement problématique » et qu’elle compromettrait gravement l’indépendance de la justice. Selon la Cour, il ressortait des rapports et avis d’observateurs internationaux, en particulier des commentaires de la Commissaire aux droits de l’homme, que le climat politique tendu en Turquie au cours des dernières années avait créé un environnement capable d’influencer certaines décisions des juridictions nationales, en particulier pendant l’état d’urgence, lorsque des centaines de magistrats avaient été révoqués de leurs fonctions, et surtout concernant les procédures pénales engagées contre les voix dissidentes. Aux yeux la Cour, les éléments concordants découlant du contexte confirment la thèse selon laquelle les autorités judiciaires ont réagi sévèrement à la conduite du requérant, l’un des leaders de l’opposition, à celle d’autres députés et maires élus membres du HDP, et, plus généralement, face aux voix dissidentes. Le placement et le maintien en détention provisoire du requérant ont non seulement privé des milliers d’électeurs de leur représentation au sein de l’Assemblée nationale, mais ils ont de surcroît envoyé un message dangereux à l’ensemble de la population, réduisant considérablement la portée du débat démocratique libre. La Cour conclut donc que les buts avancés par les autorités relativement à la détention provisoire de l’intéressé n’étaient qu’une couverture pour un but politique inavoué, ce qui est d’une gravité incontestable pour la démocratie. Elle considère qu’il est établi audelà de tout doute raisonnable que la privation de liberté subie par le requérant, notamment pendant deux campagnes critiques, celles du référendum du 16 avril 2017 et de l’élection présidentielle du 24 juin 2018, poursuivait un but inavoué, à savoir celui d’étouffer le pluralisme et de limiter le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique. Il y a donc eu violation de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5.

 

Article 46

Le requérant a été placé en détention provisoire le 20 septembre 2019 sur le fondement d’une nouvelle qualification juridique des « actes et incidents » relatifs à la période du 6-8 octobre 2014 qui faisaient déjà partie des motifs invoqués pour justifier la privation de liberté qui fait précisément l’objet de sa requête et qui a pris fin le 2 septembre 2019. Le maintien en détention provisoire du requérant, pour des motifs relatifs au même contexte factuel, impliquerait une prolongation de la violation de ses droits ainsi qu’un manquement à l’obligation qui incombe à l’État défendeur au titre de l’article 46 § 1 de la Convention de se conformer à l’arrêt de la Cour. Partant, la Cour considère que l’État défendeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la libération immédiate du requérant.

 

Satisfaction équitable (Article 41)

La Cour dit que la Turquie doit verser au requérant 3 500 euros (EUR) pour dommage matériel, 25 000 EUR pour dommage moral, et 31 900 EUR pour frais et dépens.

 

Opinions séparées

Les juges Wojtyczek et Yüksel ont chacun exprimé une opinion partiellement concordante et partiellement dissidente. Le juge Chanturia a exprimé une opinion partiellement dissidente. La juge Yüksel a en outre exprimé une opinion partiellement dissidente, à laquelle s’est rallié le juge Paczolay. Les textes de ces opinions se trouvent joints à l’arrêt.

L’arrêt existe en anglais et français.

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